Éditions Fradet
Reims
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C'était le front de Champagne en 14-18 Le Poilu, journal des tranchées de Champagne, 18 février 1915. — Cette vie de gourbis, de tranchées, de cagna, permet de recueillir et d’entendre toute sorte d’histoires. Dans les derniers jours où nous étions à B..., un obus vint éclater juste au niveau du bord du canal. Dix minutes après, tous les Poilus cueillaient les poissons qui avaient été tués par le choc. Le compagnie put améliorer son ordinaire par cette pêche miraculeuse. Il y avait environ 15 kgs de poisson. Docteur Ève. |
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Le Poilu, journal des tranchées, Juin 1917. — Moronvilliers. — Moronvilliers, mont champenois, et
toi, petit bourg caché, où quelques centaines d’âmes françaises vivent
à l’ombre de ta masse pierreuse, désormais votre nom historique brille
parmi les plus beaux, les plus fameux, les plus purs de toutes les
victoires locales que nos héros les Poilus gagnèrent au cours de cette
rude campagne. Et c’est là un jeu de la destinée, éternellement
capricieuse, qui semble choisir à dessein d’humbles sites ou de pauvres
bourgades, hier encore dans les ténèbres, pour en faire, en une heure,
grâce aux Poilus sublimes et à leurs chefs, des phares d’héroïsme et de
courage, des théâtres splendides de nos merveilleuses qualités
fran-çaises, toujours anciennes, et toujours nouvelles. Que je regrette aujourd’hui mon impuissance et combien ma plume, exercée à la facétie et aux lazzis, thèmes faciles des littérateurs et des publicistes d’occasion, se sent inhabile et dépourvue du talent qu’il faudrait avoir pour exalter comme il convient : «Ces Achilles d’une Iliade «Qu’Homère n’inventerait pas!...» Si je suis attiré, malgré moi, par ce massif du Moronvilliers, pendant de la montagne de Reims, ce n’est pas que j’ai dessein de faire ici un commentaire stratégique ou une paraphrase de quelque communiqué trop concis, mais bien parce qu’il a droit, dans les nombreux souvenirs de mes péripéties au front, à une place de choix. C’est en effet près de lui, dans nos tranchées accrochées à ses flancs, face à celles des Boches, que naquit le «Poilu», mon canard. Nous sommes donc de vieux amis! La bataille de la Marne venait d’être gagnée. Les Boches reculaient sous la pression de nos héros les Poilus, et de sanglants combats se livraient encore aux pieds du massif pour la possession de ses crêtes, véritables forteresses naturelles, qui finalement devaient rester aux Boches. A ce moment mon régiment reçut l’ordre d’occuper un secteur de Champagne et de l’organiser. Ce fut même lui qui creusa les premières tranchées. Je les parcourais souvent et je puis dire qu’entre la ferme de Moscou et la ferme des Marquises, cette ville souterraine n’avait pas de secret pour moi. Dans mes longues heures d’immobilité, je pus contempler à loisir ce massif imposant composé de plusieurs mamelons célèbres désormais dans l’histoire: le Cornillet, le Casque, large, imposant, harmonieux, qui seul émergeait devant nous, et ses satellites d’arrière-plan : le Mont Blond, le Mont Haut, le Téton. Seule une campagne illustrée par nos glorieux Poilus pouvait compter, douce ironie!, parmi ses chevrons de victoires, celle remportée sur le Téton! Sur la gauche, prolongeant cette muraille de pierre, le réduit du Cornillet, Nauroy, Berru, Nogent-l’Abbesse, les forts de Reims... J’ai contemplé le Casque par les temps brumeux, pluvieux, alors que les sapins, qui parent et décorent ses flancs, se découpaient en masse noire sous un ciel noyé. Je l’ai vu recouvert de neige; je l’ai admiré par les claires matinées de printemps alors que l’atmosphère semble plus légère et les choses même joyeuses de vivre, et toujours, barrant le tableau, juxtaposées, les tranchées boches, à portée de la main après des jours d’orage, facilement repérables à l’œil nu, grâce au parapet crayeux, caractéristique du sol champenois. Et sous toutes ces lumières, grises, noires, ou argentées, gaies ou mornes, malgré notre optismisme inébranlable, l’émotion restait parfois grave et notre esprit inquiet, car nous savions, d’après les conversations des camarades combattants et de quelques chefs éminents, qu’il fallait se résigner à considérer ces positions comme imprenables. Puis un jour, mon régiment partit vers d’autres régions souterraines, vers d’autres tranchées, vers d’autres paysages et le Moronvilliers ne fut bientôt plus qu’un cliché rangé avec soin dans la collection des souvenirs. Deux ans se sont écoulés! La nostalgie du front me conduit en Champagne, pour un nouveau bail, dans une formation sanitaire de l’avant. Un matin d’avril, commence à défiler devant notre porte, durant des jours et des nuits, tout ce qui constitue la force et l’apparat guerrier. Poilus de tous crans, déjà vieux briscards, fantassins, Marocains, Tirailleurs, Zouaves, Joyeux, pièces de canons de toutes formes et de tous calibres, tanks, tout cela en ordre parfait se déversait inlassablement vers la ligne de feu, tandis qu’au milieu de toute cette foule, passant et repassant sans cesse, les lourds camions chargés de munitions et de matériel de toute nature ébranlaient cette route qui disparaissait, enfouie dans un pastel de poussière. Un bruit courut, alors: on avait décidé la prise du Moronvilliers. Nous étions maintenant fixés sur ce déploiement de forces. Puis, ce fut, durant des jours et des nuits, l’avalanche de mitraille, le pilonage de toutes les positions boches, la pluie d’acier, que les Boches appellent le feu d’enfer. Le sol de nos frêles baraques en frémissait. Quelques-uns d’entre nous, qui, sur un tertre voisin, suivaient les phases de l’action à la jumelle, assistèrent à un spectacle extraordinaire. Toutes les crêtes étaient enveloppées d’un nuage blanc, sorte de panache artificiel, ininterrompu, formé par nos marmites à leur point d’éclatement. La nuit, ce paysage de brouillard et d’ombre, crépitant de coups de fusils et traversé de lueurs causées par des embrasements lointains où les coups de départ de nos pièces se mêlaient aux éclatements des fusants, aux fusées éclairantes, à la lumière de nos projecteurs, reportait l’imagination vers quelque féérique et fantasmagorique Turner. Quelques heures après, arrivaient chez nous les premiers héros blessés, qui venaient d’écrire avec leur sang une nouvelle page d’épopée : La prise du Moronvilliers!! Nos braves brancardiers les prennent dans les autos sanitaires avec des gestes qui ont des douceurs de femme et les portent au triage. C’est une minute angoissante, même pour un morticole blasé. Tous ces chers êtres sont là, sur les porte-brancards, muets, simples, silencieux, éclairés par la lumière blafarde des lampes à acétylène. Aucune plainte ne s’exhale de leur poitrine de Titans. Jamais – durant toute la campagne – je n’ai entendu un Poilu blessé se plaindre! Et cependant quelques-uns sont gravement touchés. Avec d’infinies précautions nous cherchons à surprendre, de la bouche de ceux qui sont plus légèrement blessés, quelques détails sur les phases de l’action. — Monsieur le Major, le Casque est pris, me dit un Joyeux avec le sourire; nous avons avancé de 5 kilomètres. Puis c’est le tour du mont Blond, du mont Haut. — On résiste au Cornillet, me dit un Zouave au bras cassé par une balle. Un blessé du crâne me dit qu’il est tombé aux portes du petit village du Moronvilliers, sur le versant opposé. Nous avançons! nous avançons! c’est le cri de tous ceux qui causent, et leurs yeux s’enflamment à ce souvenir. Ah! la chère minute que j’ai vécue, la minute sacrée où je pouvais cueillir sur la bouche même de nos guerriers la nouvelle de l’avance générale sur notre front de Champagne!... Plus de doute possible, on avait pris aux Boches le Moronvilliers... Le lendemain, le communiqué annonçait officiellement la Victoire. Gens de l’arrière qui, pendant ces minutes tragiques, vous préoccupez des difficultés de la question des subsistances, alors que vous vivez tout simplement, et vous surtout, les nouveaux riches que chaque livre d’acier qui tombe enrichit d’une livre d’or, lorsque, par une tiède après-midi d’automne, vous passerez plus tard en excursions d’automobiles sur les routes dominées par ces crêtes immortelles où tombèrent et où dorment tant de vaillants héros de chez nous, faites halte, découvrez-vous et parlez plus bas. Vous tous, touristes de France, qui serez restés citoyens français, recueillez-vous dans ces sites désormais illustres et, en échange des innombrables guirlandes de lauriers que nos héros de tous poils tressèrent pour en orner les cimes des coteaux de la France martyrisée, cherchez tous les cimetières de nos héros, épars sur tout le front, que des mains pieuses entretiennent, et couvrez-les de fleurs en toute saison. Des fleurs, des fleurs incessamment renouvelées, toujours fraîches et parlantes, sur ces nécropoles grandioses dans leur simplicité... C’est là le moindre gage d’admiration émue que les âmes de nos sublimes guerriers flottant sur ces hauteurs, témoins de leurs prouesses, attendent, faible hommage de gratitude, de ceux pour la vie desquels ils ont si généreusement sacrifié la leur. ÈVE. Le Poilu, Juin 1917. Article reproduit in extenso dans Le Poilu Troglodyte, éd Fradet, 2014 |
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Le Poilu, journal des tranchées, Juin 1918. — "Le chaos" — Par
G. Thuriot-Franchi, sapeur au
8e génie. Quelques signes déjà, qui ne mentent point, annoncent le chaos dans lequel nous allons entrer. Défilés derrière le moindre boqueteau, le plus modeste vallonnement – tout, alentour, est si plat! – les emplacements de batteries se multiplient. Bossuées, verdegrisées, enfoncées en terre, en guise de pilotis, pour faire des cales, à grands coups de talon, les douilles de 75 traînent, innombrables. Certains boyaux, bouleversés par la riposte ennemie, inutiles après l’avance, sont à demi comblés. Le sol, déchiré plus fréquemment, est fouillé de maints abris d’occasion. Les cartouches abandonnées sèment partout leur pointe aiguë. Les arbres assassinés ne sont plus que des bâtons, souches, fatras sans feuilles ni fleurs. Nous atteignons la crête. Et ce n’est plus, là où s’engagea vraiment l’action, qu’une vaste souffrance de la terre et des hommes. C’est un champ prodigieux de craie soulevée, d’armes brisées, de loques et de cadavres. Et nous peinons à retrouver quelques directions essentielles. Lignes françaises, lignes allemandes, l’obus et la mine ont tout mélangé. C’est un fouillis inextricable de boyaux éboulés, de gourbis défoncés, une imploration tumultueuse vers le ciel de charpente rompue. Hachés, roulés, tordus, les réseaux de fil de fer barbelés cachent sous l’herbe qui repousse mille pointes acérées. Troués par les projectiles, rongés par les pluies, se déforment et se vident les nombreux sacs de terre qui servirent à retourner sans retard contre l’adversaire les positions enlevées. C’est un flux énorme de monticules blancs et qui, tous, confluent vers l’abîme : les grands entonnoirs, petite Suisse factice qu’ont formé, là-bas, les explosifs. Tout à coup, dans la tranchée que nous suivons, le premier cadavre s’offre à notre vue. Un cadavre, non, car le crâne émerge seul de la paroi – le corps, pris, sous l’effondrement, s’enfonce dans le talus – un crâne ? même pas du reste, car la boîte osseuse, largement ouverte sur le sommet, se présente vide et sale. Une esquille lamentable, rattachée par un fragment de peau que recouvrent encore quelques cheveux décolorés, tachés de sang, tourne au vent sur ce noir. Des crânes! des crânes! Des crânes partout se dépouillent et blanchissent. Dans une manière de guérite creusée en pleine craie, sur un lit d’ossements brisés, quelque main pieuse en vint aligner trois, parade macabre, sur une même ligne. Des maxillaires en pagaye perdent leurs dents. Des crânes, dis-je, en masse! Amis ou ennemis? nul ne le sait. Je bute. Une toile pourrie se déchire. Un craquement se produit. C’est encore un crâne qui lâche ses vertèbres, roule dans le creux du chemin, s’arrête et se cale sur un débris terreux. D’ailleurs le cadavre est ici partout. Jeux de princes, osselets royaux, les vertèbres abondent. Un squelette entier barre un transversal, nous l’enjambons. Le cul d’un bidon, une plaque de ceinturon ressortent seuls d’une sape effondrée. Sur la déclivité des entonnoirs où nous arrivons enfin, et dans lesquels tiendraient aisément de hautes maisons, éclats d’obus, boucliers et casques bossués, uniformes et cadavres, équipements, se rassemblent, innombrables. Qui ne surveille point sa marche écrase des restes humains. Vous écartez un chiffon, c’est un membre, une côte, de la charogne parfois, dont l’odeur qui monte vous fait blémir, que vous découvrez. Coupé, comme à la scie, au ras de l’épaule, privé de sa main, trop gonflé encore pour n’être qu’un os, un bras s’allonge, dérisoirement couvert d’un chandail qui s’effrite. Le canon d’un mauser surgit de terre sous nos pieds. Allons-nous le retirer, c’est un squelette entier qui, sous terre, va protester en se déglinguant d’une telle violation. Mais nous poursuivons notre route. Cartouches, grenades, bandes de mitrailleuse éparses usinent l’œuvre de guerre. Des pelles et des pioches, rongées de rouille, gisent au pied d’abris abandonnés. Ici et là, trop fréquemment, des brodequins français, des bottes allemandes voisines, remplis d’os et de pus. D’un mur de sacs à terre dont la tranchée fut refaite une jambe sort et traverse en partie le chemin. C’est un moignon affreux qu’entoure une guenille rouge masquée d’une salopette bleue; nous compléterons plus loin, avec un os qui sort d’un soulier zébré de moisissure, le travail de l’obus. Puis voici un casque boche, casque de cuir bouilli, troué par les schrapnels, aplati dans sa chute et que je me dispose à ramasser comme souvenir. Mais à peine ai-je soulevé le drap verdâtre qui le cache en partie que je bondis en arrière. Gélatineux, verdâtres, boursouflés et couverts de bave, cinq petits morceaux de chair, une main rompue, grouillent et pourrissent. Oui la mort devient ici, et de quelque côté qu’on se tourne, une évidence horrible. Un renflement du terrain, une paroi qui se gonfle, là, en est un! Parfois aussi la pluie tombe, et tout fermente. Puis le vent passe et draine le charnier. Ah! l’horrible puanteur! Analysera certes qui veut cette odeur à la fois forte et fade, cette peste qui imprègne les vêtements, colle encore au palais des heures après l’avoir ressentie. Mais qui l’a rencontrée, ne serait-ce qu’une fois, dans ce terrible décor, ne l’oubliera jamais plus. C’est tout le corps, les sens et le cerveau, c’est toute la peau qui le crie sans faiblir : «Ça pue le cadavre, ici, à vomir!» (En Champagne) Le Poilu, Juin 1918. Article reproduit in extenso dans Le Poilu Troglodyte, éd Fradet, 2014 |
![]() "Quatrième hiver,— Deux six-briscards" Dessin du sergent Bils. Le Poilu, Février 1918. |